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    Daniel Arasse, "La solitude de Mark Rothko", Art Press, avril 1999, n° 245, p. 24-30 (repris in Daniel Arasse, Anachroniques, Paris, Gallimard, 2006, p. 83-93)

     

    (...) Intimes, ces grandes toiles sont pourtant théâtrales. Pour Mark Rothko, ce sont des "drames" dont les formes sont les "interpretes". Mais si cette théâtralité de Rothko suppose un spectateur, c'est pour mieu l'absorber, mentalement et physiquement, dans sa contemplation. Il faut du temps pour voir un Rothko. Il attend du spectateur un échange spirituel, une "transaction réelle", supportée et relayée par celles qui se jouent entre les surfaces de l'oeuvre. Tout ce qu'il "veut dire", il le déclare en 1949, tient entre deux "pôles" : le double mouvement d'expansion et de contraction qui anime ses surfaces. Entre les rectangles de tonalités diverses, d'intimes transactions s'opèrent, dont la lente progression est encouragée, dans les Peintures noires, par l'obscurité générale des tons et, dans la chapelle de Houston, cette lenteur prend même le rythme d'un rituel. Après le choc causé par l'évidence monumentale auquel succède le cheminement du regard dans la surface, le peinture de Rothko construit une perception différée, elle "met en scène une attente". (...)


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    Edmond Jaloux, La Comédie humaine, Paris, Lausanne, L'Echiquier, 1946

     

    (...) Ce qui donnait une telle intensité d'expression à cette femme vue dans la brume, c'était l'observation minutieuse de petits détails relevés avec soin, les plis à peine tracés qui descendaient vers les commissures des lèvres, la cernure meurtrie dont s'estompaient les paupières, les veines verdâtres qui soulevaient la peau translucide des tempes, les rides fines des jointures sur la blancheur des doigts fuselés. Et dans tout le tableau, pas une touche qui ne mît en valeur la beauté de cette tête délicieuse ne paraissant sortir de l'ombre que pour y rentrer aussitôt en vous invitant à l'y suivre. (...)

     


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    Georges Bataille, Les Larmes d'Eros, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1961

     

    (...) Les oeuvres d'Albert Dürer, de Lucas Cranach ou de Baldung Grien répondent encore à cette incertitude du jour. De ce fait, leur valeur érotique est en quelque sorte poignante. Elle ne s'affirmait pas dans un monde ouvert à la facilité. Il s'agit de lueurs vacillantes, et même, à la rigueur, fiévreuses. Il est vrai, les grands chapeaux des dames nues de Cranach répondent à l'obsession de provoquer. Aujourd'hui, notre légerté est grande, et nous pourrions être tenté d'en rire... Mais nous devons accorder plus qu'un sentiment amusé à l'homme qui représentat une longue scie découpant, à partir de l'entrejambe, un supplicié nu, pendu par les pieds...

    Dès l'abord à l'entrée de ce monde d'un érotisme lointain, souvent brutal, nous nous trouvons devant l'horrible accord de l'érotisme et du sadisme.

    L'érotisme et le sadisme d'Albert Dürer ne sont guère moins liés dans ses oeuvres que dans celles de Cranach ou de Baldung Grien. Mais c'est à la mort - à l'image d'une mort toute-puissante, qui nous terrifie, mais nous entraîne dans le sens de l'enchantement lourd d'effroi de la sorcellerie, c'est à la mort, à la pourriture de la mort, ce n'est pas à la douleur, que Baldung Grien lia l'attrait de l'érotisme. Un peu plus tard, ces associations disparaîtront : le Maniérisme en libéra le peinture ! Mais c'est au XVIIIe siècle seulement que se fit jour l'érotisme, sûr de lui, l'érotisme libertin.

     


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    Souvenir, Marcel Proust

     

    (...) Ils prenaient leurs repas dans une chambre spéciale et je ne pouvais les voir. Une seule fois je vis disparaître, en une fuite de ligne d'une telle expression spirituelle, d'une distinction si unique qu'elle reste pour moi une des plus hautes révélations de la beauté, une femme grande, la face détournée, la taille insaisissable dans un long manteau de laine brune et rose. Quelques jours après montant un escalier assez éloigné du corridor mystérieux, je sentis une faible odeur délicieuse, certainement la même que la première fois. Je me dirigeai vers le corridor et arrivé presque en face de la chambre je fus assourdi par la violence des parfums qui tonnaient comme des orgues avec un mesurable accroissement d'intensité de minute en minute. La chambre démeublée apparaissait comme éventrée par la porte grande ouverte. Une vingtaine de petites fioles brisées gisaient à terre et des taches humides souillaient le parquet. (...)


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    Philippe Jaccottet, Ce peu de bruit, Paris, Gallimard, 2008, pp. 51-52

     

    Imagine quelqu'un d'enfermé dans une pièce hermétiquement close, sans issue possible, sans aucune porte ou fenêtre à fracturer, pire qu'une geôle dans un "quartier de haute sécurité" - et qui y découvrirait soudain, invisible jusqu'alors, un fauve, ou un ennemi sans pitié, ou rien qu'une ombre agressive, avançant lentement vers lui. Ce qui est radicalement sans issue, imparable, inéluctable. Tel est le combat, radicalement inégal, de l'agonie. Tel du moins il était, puisqu'on peut désormais nous l'épargner, ou en atténuer, aritificellement, les morsures.

    [...]

    Le don, inattendu, d'un arbre éclairé par le soleil bas de la fin de l'automne ; comme quand une bougie est allumée dans une chambre qui s'assombrit.

     


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